teyyam
Le teyyam, art rituel propre au Kerala, cache sous son aspect dramatique une majestueuse actualisation de la démarche tantrique. L’auteur partage ici ce qui lui fut dévoilé l’espace de nuits hors du temps comme seul l’Orient sait encore le transmettre. Son intimité avec le shivaïsme cachemirien ainsi que les séquelles visibles de la pratique des arts de combat, permit la proximité avec une troupe de danseurs et l’accès à une trentaine de teyyams. Les préparations, l’accomplissement et la dissolution de l’acte rituel purent être observés en toute liberté. Les photos présentées ici illustrent des teyyams se déroulant aux environs de Telichery, base géographique de cette exploration.
Pendant la saison sèche, loin des flots touristiques, les districts de Kasaragod et de Kannur, au Nord du Malabar, deviennent le territoire de la grande Déesse. Choisis dans les plus basses castes, héritiers d’un savoir ancestral transmis de père en fils avec la plus grande dévotion, des hommes incarnent, à la demande d’un temple, d’un particulier ou à des dates cycliques, diverses formes de Kâlî et autres divinités ou héros du passé. Après des heures de préparation, les gigantesques costumes et les maquillages magiques achevés, ces hommes transformés par la transe danseront pendant des heures, d’un rythme propre à chacune des déités qu’ils incarneront.
Dans cette expression des mythes locaux, la révélation de la divinité de l’homme se cache sans succès. L’extraordinaire apparence d’un teyyam nous plonge dans un monde d’une extrême subtilité, depuis les maquillages rappelant souvent ceux du Pacifique Sud, aux coiffes dépassant parfois dix mètres de haut, jusqu’au maniement des armes traditionnelles de Kâlî. Cet archétype charnel de la dualité apparente de l’homme et de sa résolution est pure vision, darshan. L’audition des rythmes musicaux nourris par les tambours, chenda, cymbales, kuzhittakam, grelots des costumes et autres instruments, consume la pensée et ouvre les zones intimes du cerveau, portes de la Conscience. Les mouvements sonores et visuels résonnent des possibilités infinies de l’immensité. L’ouverture à cette magie est bénédiction, joie sans ego, écoute non meublée par la personnalité. L’étonnement et l’admiration présentent alors la forme extrême de la non-pensée,
Les jeunes officiants, si ouverts et sympathiques lors des rituels de préparation du sacrifice, se révèlent, pendant la prise de possession, avesam, Déesse plénière sans concession. Après l’incarnation ils se retrouvent vacants et fatigués, à nouveau commun des mortels, libres d’une magie dont ils portent encore les traces. Dès le début de la transe, chaque pas, chaque regard est tellement codifié et intégré qu’il apparaît spontané et libre. Tout est rythme. Comme malgré lui le corps entier résonne de cette vibration. Après la représentation, l’acteur assis sur son tabouret en bois de jaquier, pidam, bénit, prédit, conseille la gente féminine ainsi que quelques hommes et enfants en demande d’influx divin. Bien après que le dernier quémandeur de grâces se soit éloigné, la Déesse continue à s’incarner : intenses tremblements, cris et mouvements saccadés traversent toujours son esclave. Écho des mondes profonds défiant à ce moment-là toute codification, gestes et sonorités sont les dernières manifestations de la Déesse qui ne tardera pas à quitter sa proie.
La théorie de la création du shivaïsme cachemirien, âbhâsavada, reconnaît la réalité de l’apparente existence. Comme le reflet tire sa vie du miroir, l’irréel réel, base du tantrisme, se trouve excellemment exprimé dans le teyyam du Kerala. Intouché par le monde moderne, ce rituel pré-aryen, qui intègre de nombreuses déités hindoues, recèle encore une expression magique pénétrée du grand sens métaphysique : l’insignifiance de la personne et la toute-puissance de la Déesse.
Comme toute actualisation de cette évidence, le teyyam a pour arrière-plan jamais formulé et toujours présent l’espace libre de qualité, l’abhuta-parikalpa.
Comme Kâlî au Bengale, Chamunda en Orissa, Tripura au Cachemire, la Déesse sous l’aspect de Bhadrakâlî choisit la terre du Kerala pour transmettre sa bénédiction sous la forme de l’art magique du teyyam. Son apparence la plus extrême sera la Chamunda rouge, Rakta Châmundi. Indépendamment de sa description des douze Kâlî cœur du Krama cachemirien, Abhinavagupta évoque la forme terrible de Chamunda dans son Tantrasara. Ainsi que la plupart des déesses tantriques, Bhadrakâlî émane principalement d’Aditi et en incarne les principes d’infini, de sans-limite. Kâlî, libre du temps, en est la représentation la plus explicite.
Bhadrakâlî, avec Bhagavati la déité la plus représentée durant le teyyam, est une autre appellation de Rudrakâlî, identifiée par Abhinavagupta à l'ultime réalité, parasamvit. Au-delà de toute compréhension, elle est l’énergie primordiale, âdishakti, identique à la Conscience, parashiva. Mahâkâlî, la créatrice des dieux, simultanément avec et sans attributs, est pure Conscience, samvit s’exprimant comme essence, prakâsha et son écho, vimarsha.
Aham - A et HA, Shiva et Shakti - est la forme secrète de la Déesse suprême, Ahamatmika, dont Bhadrakâlî est l’expression farouche. Cette union est celle de l’Ultime. Le respect absolu témoigné à l’acteur de teyyam ne s’incarne que lorsque la Déesse l’habite. Cette incarnation commence seulement lors de la vision dans le miroir que l’on tendra à l’acteur, début de tout teyyam ou, selon les déités, de la prise de possession des yeux en argent. L’officiant se mire dans le miroir magique, mukhadarshanam et n’y voit alors que la Shakti. Ce reflet élimine celui qui voit, pour ne laisser place qu’à la Déesse.
Bhadrakâlî amène la prospérité à ses adorateurs. Décrite dans le Tantrâloka d’Abhinavagupta sous sa forme terrible, elle est représentée au Kerala dans son expression dramatique, une main brandissant le bouclier, shetakam, parfois couplé avec le trident, l’autre, l’épée, palli-val, ou le gourdin de Kâlî, à la fois protection contre et destruction de la pensée dualisante. L’épée représente la vision interne libre du monde objectif, comme les cendres de l’ascète, bhasma, symbolisent l’intuition qui ôte tout voile. Le croissant de lune, Chandrakâla, qui orne nombre de ses coiffes, manifeste la source du nectar divin, amrita.
Le représentant de la Déesse incarne le sacrifice de soi, âtmavalî, l’offrande à la divinité de sa faculté de penser, de sentir, d’agir. Le teyyam est la réalisation de l’évidence de la non-séparation, advaita brahma sâdhanâ, qui, si elle s’exprime au début de la démarche comme un mouvement dualiste, se révèle, dans la clarté, en identité non personnelle avec la vie.
Quelques formes de teyyam sont ici très arbitrairement différenciées pour en souligner l’extrême variété :
Auspicieuses, pour inaugurer une nouvelle maison.
De bienvenue à un travailleur de retour du Moyen-Orient.
Comiques, à la limite du cirque, quand les enfants sont la proie du rire et quelquefois, de petites peurs excitantes quand la déité cherche à les couvrir de terre noire malodorante pendant que d’intenses explosions jaillissent de noix de coco et projettent des nuages de fumée.
Plus religieuses d’apparence, quand la Déesse s’incarne dans une codification parfaite et presque froide devant un temple célèbre.
Pompeuses, quand des centaines d’ombrelles multicolores portées par des femmes dévoilent toute l’adoration des villageois.
Gigantesques, attendues pendant de longues périodes, quand des milliers d’adeptes se réunissent pour plusieurs jours à des dates rituellement choisies à des années d’intervalle comme les Kumba-mélas.
Mystiques, les spectateurs déchirés entre la peur et l’attraction irrésistible de faire quelques pas main dans la main avec la Chamunda rouge. Des bébés hurlant de terreur, offerts à cette même Déesse pour quelques
instants, en garderont sûrement la marque indélébile. Un brahmane tremblant pose sa tête sur sa poitrine et se relève, le visage inondé de larmes, le cœur sans limite. L’extrême intensité sourd alors du pressentiment de la toute-puissance de la vie et de l’abolition du masque de nos misères.
Spectaculaires, quand le sacrifice d’animaux révèle cette même évidence de façon la plus imagée : poulet au cou brisé par la mâchoire de la Déesse, sa tête emprisonnée dans la bouche de l’officiant qui le fait tournoyer de longues minutes jusqu'à ce que le cou se rompe, décapitation d’une extrême dextérité par l’épée, nandaka-val, ou par le couteau sacrificiel, churikâ. Le sang recueilli dans un grand récipient est mêlé à de l’eau sacralisée par les mantras. Le spectacle cosmique atteindra son apogée lorsque le prêtre, serviteur de la Déesse, sautera les pieds joints dans cette eau ivre de vie et éclaboussera avec force et joie l’assistance de cet élixir.
Le sanctuaire de teyyam, kâvu, est l’espace de Kâlî où toute différence se consume, akuladharma. L’accomplissement se fait sous les étoiles. Des blocs de terre, d’une soixantaine de centimètres de haut et de longueurs variées, peints en blanc ou rouge, sont les seules expressions matérielles de ce rituel. Dans cet espace sacré situé devant le temple, on dépose les lampes à huile ainsi que les armes et coiffes des officiants.
Le temple ne contient aucune représentation iconographique, si ce n’est, rarement, une forme bénigne de la Déesse. Seules y demeurent la lampe à huile, Conscience pure, et les armes – épées, gourdins, arcs, flèches, boucliers, tridents et autres couteaux et massues sacrificielles - ainsi que les coiffes les plus modestes en volume. Les lampes à huile omniprésentes sur tout l’espace du teyyam célèbrent la Conscience de la manière la plus directe. Certains temples ne sont d’ailleurs matérialisés que par des lampes à huile formant leur enceinte.
La nuit, cette féerie de lumière participe du passage dans un autre temps et un autre espace. Constamment soutenus par les tambours, les rythmes contribuent à cette même ouverture des cerveaux archaïques. Lumière, musique, explosions, cris, chants en malayam ou sanskrit, grelots des bijoux des acteurs, tout est rythme : la Déesse se manifeste sans retenue.
Des torches ardentes attachées aux robes des déités les plus extrêmes sont régulièrement nourries à l’huile camphrée. Elles enflamment souvent les costumes des acteurs, nécessitant un arrosage à l’eau aussi fréquent que celui à l’huile qui nourrrit les torches. Le ballet des officiants qui tente sans grand succès d’empêcher le feu de s’étendre aux jupes de cocotier quand d’autres en alimentent les torches incandescentes, nous approche d’une folie bienfaisante. La vision des flammes et des fumées tourbillonnantes, ainsi que celle des courses sur des charbons ardents ou, parfois, d’un repos sur des cendres incandescentes, résonne de la même exacerbation tactile.
La nuit, râtri est le domaine de Kâlî, car les proportions du temps s’effacent dans la noirceur sans faille. C’est de nuit que les formes les plus extrêmes de Kâlî, donc du teyyam s’actualisent. Le monde de lumière n’est que l’expression la plus extérieure de méditation sur la Conscience comme une petite flamme immobile, tejodhyâna, telle que décrite par Patanjali, les Upanishads et les maîtres de la tradition cachemirienne.
De même qu’Abhinavagupta affirme la possibilité de la révélation par la méditation sur la pure Conscience, nirmalasamvit, sans aucun entraînement particulier, le teyyam offre cette révélation sans rien avoir à accomplir si ce n’est un regard sans référence, comme un enfant ébloui par son premier arbre de Noël illuminé.
L’extrême similitude des teyyams d’une même divinité représentée par des troupes différentes quant aux maquillages, rythmes, expressions et actualisations, tout comme leur très grande fidélité aux représentations iconographiques sur bois et bronzes dès le 17ème siècle et peut-être même plus tôt, souligne la précision de la transmission. La perfection iconographique actuelle reproduit fidèlement celle des quatre ou cinq sculptures en bois représentant différents teyyams que l’on trouve presque systématiquement sous la forme de la Déesse, kimpurusha, qui surplombe la façade de ses temples. Dans certains bronzes on rencontre des iconographies où la divinité est montée sur un cheval, voire chevauche un tigre dans les pièces les plus anciennes. Si le symbolisme du cheval peut être sujet à interprétation, celui du tigre est sans nul doute identification des déesses de teyyam à la grande Durga, mère des dieux. Le costume représente l’intégralité du cosmos. Le bas du corps baigne dans les eaux primordiales, le centre est l’incarnation terrienne et la tête, prolongée de la coiffe, est le chemin vers les cieux.
Héritier d’une tradition ancestrale, l’acteur du teyyam s’interroge généralement peu sur le sens métaphysique de son art : pas d’intellectualisme, mais une dévotion sans faille, des années de travail et quelques roupies pour une nuit. De la préparation des maquillages à la confection des costumes en feuille de cocotier, du maniement des tambours à l’incarnation de tous les teyyams possibles de sa lignée, de l’impressionnante maîtrise des armes à l’adresse permettant de danser sur des béquilles hautes de trois mètres et plus, le pratiquant du teyyam peut remplir tous ces rôles avec la même extrême qualité. Cet acteur doit posséder les mêmes qualifications, adhikâra, que le tantrika : être libre de demande personnelle et laisser la vie s’incarner en lui sans restriction.
Souvent situés à proximité des lieux consacrés à ces rituels, les nombreux espaces dédiés aux serpents, nagavana, ainsi que les forêts qui leur sont réservées et interdites aux malheureux humains, témoignent d’une mémoire du sens intérieur de cet art. La présence de serpents sur les anciens plastrons métalliques portés lors de certains teyyams, la sculpture de ces mêmes déités sur les coiffes des multiples formes de la Déesse, leur fréquence sur la poignée des épées rituelles et au coin des boucliers, attestent de l’imbrication de ce symbole dans toute cette expression. L’énergie est la Déesse, la Déesse est l’énergie : l’abandon sans restriction à un teyyam stimule cet éveil interne avec autant d’intensité que la pratique rituelle du yoga.
Dans son essence, le teyyam contient de nombreuses traces de la voie extrême, atimârgi, des courants aghoras, kapâlikas et autres kâlamukhas.
La transgression sous toutes ses formes irrigue cet art. Les brahmanes sont, au plus, serviteurs d’un teyyam. Porter les armes de la Déesse, être la Déesse est l’ultime inversion. Pendant la cérémonie, la liberté à l’égard de toute convention est omniprésente. De même qu’il n’y a aucune trace écrite des sectes anciennes, si ce n’est sous la plume de leurs détracteurs, dans ces rituels, l’histoire est à découvrir dans la présence intime à l’expression et non dans les textes, d’ailleurs insignifiants.
Dans le Tantrâloka, Abhinavagupta insiste sur la compréhension, avesha, que l’apparente personne n’est autre que Shiva. Cette même évidence est au cœur du teyyam. La relation non différenciée de Shiva et Shakti, avinabhâva sambandha, est l’espace non formulé du rituel tantrique. Vécu dans l’éveil de la beauté, la surprise et l’émotion, le spectacle libère de toute compréhension objective.
Bien sûr, la plupart des spectateurs d’un teyyam sont plus à la recherche de l’abondance matérielle, bhukti, que de la liberté, mukti. Cette opposition, si essentielle dans les Upanishads et le vedanta moralisateurs, n’est pas reconnue dans le tantra et s’exprime donc ici sans conflit. La présence d’une des rares représentations peintes de Shankara au temple de Todikkâlam, est très particulièrement symbolique de la coexistence, au Kerala, de l’enseignement non dualiste le plus pur avec celui, non moins non dualiste, du tantrisme shivaïte. Même dans sa forme actuelle, le teyyam est très imbibé de tantrisme de la main gauche, vama-mârgam, pour reprendre la codification du brahma-yâmala.
La joie de la représentation, ânandashakti, reflète la liberté absolue, svâtantrya : la dualité se meurt dans le Je Suis, Aham.
Comme le yoga tantrique, le teyyam, malgré sa forme si apparemment visible, demeure une cérémonie secrète, guhya-sâdhanâ, dont le sens interne est à jamais caché aux yeux modernes.
Celui qui oublie le monde pour un teyyam suit la même impulsion que la yoginî qui, ayant eu la vision du rituel tantrique, karmachandalini, a quitté toute attache. La transmutation du corps par la pratique du yoga, kâyasâdhanâ, est activée par l’écoute d’un spectacle comme le teyyam. Après une nuit passée dans ce monde, le corps se trouve vidé de substance comme après la pratique rituelle des âsanas et des prânâyâmas.
De même que dans l’exploration tactile avec une partenaire, le yogi résonne à la présence de la déité dans le corps de l’adepte, kâlanyasa, dans le teyyam, le spectateur résonne à la présence de la Shakti dans celui qui l’incarne. Dans le tantra, le désir, kâma, représente l’ultime équilibre entre Shiva et Shakti. L’exploration sexuelle, kâmakalâ, est l’interpénétration consciente de sat-chit-ânanda, existence-conscience-béatitude, sous la forme de Mahâtripurâsundarî. La représentation de Bhâgavati culmine dans l’exacerbation du désir, la ferveur de l’adoration qui secoue le spectateur n’a rien à envier à l’accomplissement tantrique.
L’union sexuelle, âdiyoga, actualise le sacrifice qui est le cœur de l’acte. Au cours de cette offrande, les sons jaillis spontanément constituent les bases mantriques de l’actualisation de l’énergie. Cette même liberté verbale se retrouve dans les bruits libres de codifications des teyyams. À mesure que l’intensité augmente, les cris primordiaux se multiplient. Au moment du sacrifice de poulets, Putiya Bhâgavati hurle sa joie. Soutenus par le rythme des tambours, ces instants, silence de la pensée, s’abreuvent aux forces universelles d’ouverture.
Au Nord de Calicut, quelques temples en pierre datant du Moyen-Âge, présentant la rare iconographie de l’adoration par la stimulation des organes sexuels, bhaga-lingamkriyâ, témoignent, déjà à cette époque, de la pénétration du courant tantrique de la main gauche.
Les lieux de contact avec le sans-limite, antartirtha, qui forment l’essence du corps humain, reflètent les lieux de la Déesse qui s’incarnent géographiquement très précisément. Le Kerala recèle nombre de ces points de contact, lesquels se réactualisent, lors des teyyams, à des moments choisis astrologiquement.
Assister au teyyam ramène au rituel interne, antaryaga. Quand la Déesse se désincarne et que la coiffe et autres attributs quittent l’officiant, le spectateur retrouve en lui-même cet espace de silence.
Pour Abhinavagupta, l’adoration sexuelle rituelle amène le détachement, base de l’intuition fondamentale, tout comme la contemplation du spectacle rituel amène à la réalisation de la paix.
Si dans les premiers temps le spectateur met l’accent sur le spectacle, l’émotion de l’incarnation de la Déesse, celui dont l’œil est ouvert délaissera de plus en plus la perception du drame cosmique et, dans son écoute non impliquée, incarnera l’espace libre d’idéation, prakâsha, dans lequel le monde manifesté, vimarsha, apparemment s’accomplit et s’engloutit sans relâche. L’évidence de l’univers résonnant dans le corps, dehavada, n’est plus alors concept mais vibrante réalité. Telle est l’essence du spectacle rituel. La Déesse ayant accompli son rôle - ramener celui qui voit à la pure vision -, le teyyam s’achève, se meurt dans le cœur du spectateur. Kâlî a tranché la tête. Rien ne demeure.
Préservé par sa localisation - loin des grands complexes touristiques - par ses horaires peu mondains - les plus intenses culminant au milieu de la nuit - et par ses atmosphères proches de l’ivresse - au sens figuré et parfois au sens propre - le teyyam résiste mieux que d’autres formes traditionnelles aux séductions du monde moderne. Cette pureté ne peut être que temporaire : déjà les hauts-parleurs couvrent parfois les rythmes magiques de leurs annonces publicitaires. La subtile lumière des lampes à huile subit aussi la concurrence vulgaire de néons presque incontournables tant est prodigieuse l’habileté à les fixer sur n’importe quel support.
Splendide imagerie issue du tréfonds de la conscience, le teyyam ne peut qu’attirer un nombre grandissant de touristes assoiffés d’émotions. Tout comme le musicien grattant tristement son sitar dans un restaurant indien, la danseuse de bharatanatyam de Cochin, condamnée à prostituer son art devant des clients d’hôtel plus intéressés par leur whisky et leurs photos des back waters que par sa chorégraphie si travaillée, ou le tableau du katakâlî résumé en deux heures, maquillage inclus, le teyyam risque de se retrouver tôt ou tard ravalé au rang d’activité artistique, culturelle, vestige d’un passé dévoré par le temps.
Gageons néanmoins que la Déesse a encore plus d’un tour dans son sac et que les décennies passeront avant que la Chamunda rouge, ivre de sang, joie de la Conscience, liberté de la vie et de la mort, celle qui fait sauter les têtes de poulets et peut-être l’ego de ses admirateurs, ne soit réduite à une pantomime culturelle, à l’image de plus en plus commerciale des caricatures des traditions yogiques, médicales, artistiques et martiales de l’Inde.
PS : Dans cet écrit, de nombreuses généralisations sembleront abusives aux spécialistes. Ces pages ne leur étant pas destinées, il a semblé plus juste de préférer une simplification pour en souligner l’essentiel. L’extrême complexité du rite du teyyam est telle que la plupart des affirmations exprimées ci-dessus peuvent, dans certaines circonstances, être remises en question.
NB : Qu’on ne soit pas étonné de ne pas trouver ici les détails mythologiques des péripéties exprimées par chaque teyyam. Le sujet, l’histoire, les événements narrés aux spectateurs réjouis sont en effet anecdotiques. Des mythes de héros locaux aux références aux récits puraniques, toutes ces expresions décoratives ne sont finalement que des variations du combat éternel entre l’ombre et la lumière. Leur cheminement et justification cachent plus qu’ils ne découvrent cette évidence métaphysique.
Teyyam rahasya
Le cœur tantrique du teyyam
L’Inde c’est l’âme en feu
Paul Martin-Dubost